7

 

 

Tandis qu’ils montaient, les ténèbres se dissipèrent lentement. Les nuées les imprégnèrent d’humidité ; et dans un claquement mouillé, le parapluie émergea soudain. Au lieu d’une voûte de nuit, ils découvrirent, étonnés, une grisaille indéterminée, une absence de couleurs et de formes. Au-dessous d’eux, tournait la Terre.

Jamais Hamilton n’avait ainsi vu la Terre. Et cette vision le satisfit. La Terre était ronde, et de toute évidence, un globe. Suspendue au milieu de l’univers gris, la planète semblait être un objet immense et sombre.

Impressionnant parce qu’unique. Surpris, Hamilton se rendit compte qu’aucune autre planète n’était visible. Il dirigea son regard vers le haut avec appréhension, regarda autour de lui et reconnut non sans défiance que ses yeux ne le trompaient pas.

La Terre était seule dans le ciel. Autour d’elle suivant une trajectoire circulaire, beaucoup plus petite, une étincelle de lumière tournoyait autour d’une boule géante, immobile, de matière, et c’était, comprit-il avec angoisse, le Soleil. Tout petit. Et il bougeait. Si muove. Mais pas la Terre. Si muove – le Soleil.

Par bonheur, le point étincelant et brûlant se trouvait de l’autre côté de la puissante Terre. Il se déplaçait lentement ; sa révolution complète demandait vingt-quatre heures. De leur côté de la Terre, bougeait un corps plus petit encore, infime. Un déchet corrodé qui allait tristement son chemin, banal et superflu. La Lune.

Elle n’était même pas loin. Il semblait que le mouvement du parapluie dût la mettre presque à sa portée. Incrédule, Hamilton fixa le petit point sombre jusqu’à ce qu’il disparût dans la grisaille environnante. La science était-elle dans l’erreur ? L’image de l’univers était-elle fausse ? Et le génial et prodigieux système de Copernic définitivement erroné ?

Il contemplait l’ancien univers géocentrique démodé, sous la forme d’une Terre géante et immobile, unique planète. Maintenant, il était capable de discerner ces grains de poussière qui avaient nom Mars et Vénus. Et les étoiles… elles aussi étaient incroyablement petites, insignifiantes. En un instant, l’ensemble de ses conceptions sur l’univers s’était effondré.

Mais cela n’avait de sens que dans ce monde. C’était l’ancien univers ptoléméen. Il n’en allait pas de même dans son monde. Un soleil minuscule, de petites étoiles et, cette goutte de matière, obèse, monstrueusement gonflée, la Terre, occupant le centre absolu de l’univers. C’était réel ici. C’était la façon dont cet univers était conçu.

Mais cela ne signifiait rien concernant son propre univers. Dieu merci.

Ayant accepté ce point, il ne fut pas particulièrement surpris de voir qu’il existait de l’autre côté de la Terre, très loin sous la grisaille, une zone rougeâtre. Il semblait que dans les bas-fonds de l’univers une entreprise primitive de métallurgie se fût installée Des forges, des fournaises, et plus loin encore, une sorte de bouillonnement volcanique, émettaient de vagues éclairs d’un rouge sinistre qui coloraient les profondeurs indistinctes du brouillard gris. C’était l’Enfer.

Et au-dessus de lui… Il leva la tête. Maintenant il pouvait le voir. Le Ciel. L’autre bout du système de télécommunications. La station que les électroniciens, les sémanticiens, les experts en communications, les psychologues de ce monde, avaient reliée à la Terre. Le point de départ du grand réseau cosmique.

Au-dessus du parapluie, la grisaille disparut. Pendant un instant, il n’y eut rien, pas même le vent nocturne qui l’avait gelé jusqu’à l’os. L’angoisse de Mc Feyffe augmentait visiblement tandis que le parapluie approchait du Trône de Dieu. Peu de chose à voir, encore. Un mur infini d’une matière opaque qui arrêtait les regards. Mais par-dessus le mur apparurent des points de lumière. Ils sautaient et dansaient comme des ions chargés, comme s’ils étaient vivants ! Probablement des anges. Il était trop tôt pour décider. Le parapluie monta encore, et la curiosité de Hamilton fit de même. Il se sentit étrangement calme. Etant donné les circonstances, il lui était impossible de ressentir la moindre émotion. Il était soit en parfaite possession de ses moyens, soit débordé. C’était l’un ou l’autre ; il n’y avait pas de milieu. Dans cinq minutes, il passerait au-dessus du mur. Mc Feyffe et lui verraient le ciel. Une longue route, pensa-t-il. Une longue route depuis le bévatron, alors qu’ils se faisaient face. Se disputant alors…

Lentement, presque imperceptiblement, le mouvement d’ascension du parapluie décrut. Maintenant, il montait à peine. C’était la limite. Au-dessus de ce point, il n’y avait rien au-dessus. Hamilton se demanda ce qui allait arriver. Le parapluie redescendrait-il aussi patiemment qu’il était monté ? Ou bien les déposerait-il en plein ciel ?

Ils aperçurent soudain quelque chose. Ils longeaient la muraille protectrice. Une pensée folle vint soudain à l’esprit de Hamilton. Le mur ne se trouvait pas là pour protéger le Ciel des regards indiscrets, mais bien pour empêcher ses habitants de choir. Pour les empêcher de retomber sur ce monde qu’ils avaient abandonné au cours des siècles.

— Nous y sommes presque, dit Mc Feyffe.

— Oui, dit Hamilton.

— Cela ressemble à… cela fait plutôt de l’effet, n’est-ce pas ?

— Plutôt, reconnut-il.

Il pouvait presque voir.

Une autre seconde, et il aperçut en un clin d’œil une fraction du paysage. Une vision effarante : une sorte d’univers circulaire, d’endroit brumeux. Etait-ce une mer, un océan ? Un lac immense ; une eau tourbillonnante ? Des montagnes s’élevaient à l’horizon. Et la lisière interminable d’une forêt les dominait.

Brusquement, le lac cosmique disparut ; un rideau s’était abaissé. Mais le rideau, après une seconde, se releva. Le lac était de nouveau là, une étendue illimitée de substance humide.

C’était le plus grand lac qu’il eût jamais vu, assez vaste pour contenir le monde entier. Et il savait que durant tout ce qui lui restait à vivre, il ne verrait jamais un lac plus grand. Il se demanda quelle capacité il pouvait avoir. Au centre, il discerna une substance plus dense, plus sombre. Une sorte de lac au beau milieu d’un lac. Etait-ce là le Ciel ? Ce lac titanesque ? Il ne pouvait rien voir d’autre.

Ce n’était pas un lac. C’était un ŒIL. Et l’ŒIL le regardait et regardait Mc Feyffe.

Il n’attendit pas qu’on lui dise à qui appartenait L’ŒIL.

Mc Feyffe poussa un cri. Son visage vira au noir. Il avait le souffle coupé. Une terreur absolue l’envahit. Il se balançait au bout du manche du parapluie, s’efforçant d’ouvrir les doigts, essayant futilement d’échapper au regard de cet œil.

L’ŒIL fixa le parapluie. Instantanément, le parapluie prit feu, et les lambeaux enflammés, le manche et les deux hommes hurlant tombèrent comme des pierres.

Ils ne redescendirent pas comme ils étaient montés. Ils tombèrent à une vitesse météorique. Ni l’un ni l’autre n’était conscient. À un moment, Hamilton estima que le sol n’était pas très loin. Puis vint une secousse terrible. Il rejaillit haut dans le ciel, presque jusqu’en haut, là d’où il venait. À ce premier rebond, il regagna presque le ciel.

Mais pas tout à fait. Et il tomba de nouveau. Et remonta. Et après d’interminables oscillations, son corps reposa, haletant, enfin immobile, à nouveau arrimé à la surface de la Terre, ses doigts désespérément accrochés à une touffe d’herbe souffreteuse qui poussait dans une argile sèche et rouge. Précautionneusement, péniblement, il ouvrit les yeux et regarda autour de lui.

Il gisait au centre d’une vaste plaine poussiéreuse et aride. Il était très tôt, et il faisait froid. Des immeubles élancés se dressaient au loin. Tout près, gisait le corps immobile de Charley Mc Feyffe.

Cheyenne, Wyoming.

 

— Je pense, dit enfin Hamilton, longtemps après, que j’aurais dû venir ici d’abord.

Mc Feyffe ne répondit pas. Il était totalement inconscient. Le seul son audible était le murmure aigu d’oiseaux perchés sur un arbre mort à quelques centaines de mètres.

Se remettant péniblement sur pieds, Hamilton se pencha sur son compagnon. Mc Feyffe était vivant et ne souffrait apparemment d’aucune blessure, mais son souffle était court et rauque. Un mince filet de salive avait coulé sur son menton de sa bouche entrouverte. Son visage portait encore une impression de terreur et d’étonnement. De suprême consternation, aussi.

Pourquoi de consternation ? La Face de Dieu ne satisfaisait-elle pas Mc Feyffe ?

Tous ces faits étranges à classer. Toutes ces données délirantes, et ce monde lui-même. Ici, pensa Hamilton, il se trouvait au centre spirituel de l’univers Babiiste, Cheyenne, Wyoming. Dieu avait corrigé l’erreur qu’ils avaient commise. Mc Feyffe l’avait entraîné dans le mauvais chemin, mais il avait été sans hésitation possible refoulé et ramené là où il fallait. Tillingford avait dit la vérité ; la Providence avait décidé qu’il devait voir le prophète Horace Clamp.

Plein de curiosité, il examina les contours gris de la ville proche. Au centre, dépassant les constructions ordinaires, s’élevait une gigantesque spirale. Elle étincelait furieusement dans le soleil du matin. Un gratte-ciel ? Un monument ?

Ni l’un ni l’autre. C’était le temple de la Seule Vraie Foi. D’une distance de plusieurs kilomètres, il contemplait le Sépulcre du Second Bab. Le pouvoir Babiiste, tel qu’il l’avait jusque-là rencontré, n’était rien eu égard à ce qui allait venir.

— Lève-toi, dit-il à Mc Feyffe, remarquant qu’il bougeait.

— Pas moi, répondit Mc Feyffe. Allez-y. Je reste ici. Il appuya sa tête sur son bras et ferma les yeux.

— J’attendrai.

Tout en attendant, Hamilton examinait la situation.

Il se trouvait au milieu du Wyoming, par une fraîche matinée d’automne, avec trente cents en poche. Qu’avait donc dit Tillingford ? Il frémit. Cela valait tout de même la peine d’essayer. Et il n’avait guère le choix.

— Seigneur, commença-t-il, s’agenouillant et joignant les mains, dans la position habituelle, les yeux pieusement tournés vers le ciel, accorde à Ton humble serviteur son salaire ordinaire. Classe 4 À des électroniciens. Tillingford parlait de 400 dollars.

Pendant un certain temps, il ne se passa rien. Un vent froid et sec balayait l’étendue de sable rouge, sifflant dans les herbes sèches et les boîtes de bière rouillées. Puis, l’air au-dessus de Hamilton, frémit.

— Abritez-vous, rugit Hamilton à l’adresse de Mc Feyffe.

Une pluie de pièces tomba du ciel, une grêle de monnaie. Avec un bruit de charbon dévalant une conduite, les pièces s’abattirent sur lui, l’aveuglant et l’assourdissant de leur tintement métallique. Lorsque le torrent se fut apaisé, il ramassa le résultat de ses prières. Il se laissa aller au désappointement lorsqu’il découvrit qu’il n’y avait pas là quatre cents dollars ; il avait reçu la monnaie qu’on jette d’habitude à un mendiant.

Après tout, il le méritait, songea-t-il.

Le total s’élevait à quarante dollars et soixante-quinze cents. Il pourrait au moins manger. Et lorsqu’il n’y en aurait plus…

— N’oubliez pas, murmura Mc Feyffe, sur un ton plaintif, en essayant de se relever, que vous me devez dix dollars.

Mc Feyffe semblait malade. Son visage était blême et flasque ; sa peau formait des replis malsains autour de son col. Nerveusement, ses doigts exploraient une crispation de sa joue. La transformation était étonnante ; Mc Feyffe avait été ébranlé par la vue de son Dieu. La rencontre face à face l’avait complètement anéanti.

— N’était-Il pas celui que vous attendiez ? demanda Hamilton tandis qu’ils cheminaient péniblement vers la grande route.

Grognant, Mc Feyffe cracha de la poussière rouge sur une touffe d’herbes. Il enfouit ses mains dans ses poches et avança, les yeux fixes, donnant l’image même d’un homme fini.

— Bien entendu, reconnut Hamilton, cela ne me regarde pas.

— J’aimerais boire un coup, dit Mc Feyffe sans autre commentaire.

Ils s’arrêtèrent sur l’accotement, et Mc Feyffe jeta un coup d’œil à son portefeuille.

— Je vous reverrai à Belmont. Donnez-moi les dix dollars. J’en aurai besoin pour prendre l’avion.

Non sans regret, Hamilton compta dix dollars en petite monnaie que Mc Feyffe accepta sans commentaires.

Ils entraient dans les faubourgs de Cheyenne lorsque Hamilton remarqua quelque chose de mauvais augure et d’inquiétant. Sur la nuque de Mc Feyffe, apparaissait une série de taches rouges et hideuses. Elles grandissaient et se multipliaient sous ses yeux.

— Des ulcères, nota Hamilton, surpris.

Mc Feyffe lui lança un regard lourd de souffrance muette. Il toucha sa joue gauche.

— Plus un abcès à une dent, ajouta-t-il d’une voix défaite. Des ulcères et un abcès. Ma punition.

— Pour quelle raison ?

Il n’y eut pas de réponse. Mc Feyffe sombra de nouveau dans sa morosité, affrontant d’impénétrables réflexions.

Il aurait de la chance, se dit Hamilton, s’il survivait à cette rencontre avec son Dieu. Bien entendu il existait tout un processus approprié de rédemption ; Mc Feyffe parviendrait à se débarrasser de sa dent malade et de ses ulcères à l’aide des absolutions nécessaires. Et Mc Feyffe, cet opportuniste-né, trouverait sans le moindre doute, le meilleur moyen d’y parvenir.

Au premier arrêt d’autobus, ils s’arrêtèrent et s’assirent lourdement sur le banc humide. Des passants, en route vers la ville pour leurs courses du samedi, les examinèrent curieusement.

— Pèlerins, dit Hamilton d’une voix glaciale, en réponse à une interrogation muette. Nous avons rampé sur les genoux depuis Battle Creek, Michigan.

II n’y eut pas de châtiment du Ciel, cette fois, Hamilton le regretta presque ; l’élément d’incertitude le rendait furieux. Il y existait trop peu de liaison entre le crime et sa punition ; l’éclair était sans doute en train d’exterminer un Cheyenne totalement innocent, de l’autre côté de la ville.

— Voilà l’autobus, dit Mc Feyffe, avec gratitude, en se levant. Sortez la monnaie.

Lorsque l’autobus atteignit l’aéroport, Mc Feyffe descendit et se dirigea, tout déjeté, vers la gare aérienne. Hamilton poursuivit sa route, se dirigeant vers la splendide construction étincelante qui était le Seul Vrai Sépulcre.

 

Il rencontra le prophète Horace Clamp dans l’entrée triomphale. D’imposantes colonnes de marbre s’élevaient de tous côtés ; le Sépulcre était une copie notoire des mausolées traditionnels de l’Antiquité. Malgré ses dimensions, il donnait une impression de vulgarité. Massive, écrasante, la mosquée était esthétiquement une atrocité. Comme un bâtiment officiel en Union soviétique, elle avait été conçue par des hommes manquant de toute sensibilité artistique. Mais au contraire des bâtiments officiels soviétiques, elle était surchargée de sculptures, de moulures baroques, d’un bric-à-brac inconcevable, de rampes et de boutons de portes en bronze soigneusement poli. Des faisceaux de lumière indirecte jouaient sur les surfaces. D’étonnants bas-reliefs surgissaient en une pompeuse immobilité ; c’étaient des scènes représentant des personnages du Moyen-Orient, plus grands que nature, dans leurs occupations pastorales. Leurs traits étaient épouvantablement édifiants ; et leurs corps étaient soigneusement vêtus.

— Bienvenue, dit le Prophète, levant une main grasse et blême en un signe de bénédiction.

Horace Clamp semblait sortir d’une estampe vigoureusement coloriée à l’usage des cours du dimanche. Gras, les yeux clignotants, doté d’une expression lénifiante, portant robe et capuche, il accueillit Hamilton et le conduisit à l’intérieur de la mosquée. Clamp était le représentant vivant du leader spirituel de l’Islam. Lorsqu’ils entrèrent dans un bureau richement orné, Hamilton se demanda avec angoisse ce qu’il faisait là. Etait-ce donc ce que Dieu avait prévu pour lui ?

— Je vous attendais, dit Clamp d’une voix d’homme d’affaires. J’ai été prévenu de votre arrivée.

— Prévenu ? (Hamilton fut surpris.) Par qui ?

— Pourquoi ? Par (Tetragrammaton), bien entendu.

Hamilton était effaré :

— Vous voulez dire que vous êtes le prophète d’un Dieu nommé…

— Le Nom ne doit pas être prononcé, l’interrompit Clamp avec précipitation. Il est beaucoup trop sacré. Celui d’en haut préfère qu’on l’appelle (Tetragrammaton). Je m’étonne que vous ne le sachiez point. Nul ne l’ignore.

— Je suis assez ignorant, confessa Hamilton.

— Vous avez, d’après ce que j’ai compris, eu récemment une vision.

— Si vous entendez par là que j’ai vu (Tetragrammaton), c’est exact.

Il se prit à détester le prophète trop gras.

— Comment est-Il ?

— Il semblait en bonne santé. (Hamilton ne put l’empêcher d’ajouter :) Pour Quelqu’un de Son âge…

Clamp fît le tour de la pièce, l’air effaré. Son crâne presque chauve luisait comme une pierre polie. Il était l’apothéose de la dignité et de la pompe théologiques. Et il en était aussi, se dit Hamilton, une vivante caricature. Tous les caractères éternels et grotesques se trouvaient réunis en lui. Il était juste trop majestueux pour être vrai.

Une caricature, ou l’idée de quelqu’un quant à ce que devrait être le chef spirituel de la Seule Vraie Foi.

— Prophète, dit brutalement Hamilton, je préfère y aller carrément. Je me trouve dans ce monde depuis approximativement quarante heures, pas plus. Franchement, tout ceci m’étonne. Pour autant que je sache, c’est un univers de cinglés. Une lune de la taille d’un pois, c’est absurde. Un univers géocentrique, le soleil tournant autour de la Terre. C’est une conception primitive. Et ce monde archaïque, cette conception si peu occidentale de Dieu, un vieil homme envoyant à son gré de l’argent ou des serpents, déchaînant des épidémies d’ulcères… Clamp lui jeta un coup d’œil aigu.

— Mais mon cher monsieur, les choses sont ainsi. Ce monde est Sa création.

— CETTE création, peut-être. Mais pas la sienne. Là d’où je viens…

— Peut-être, interrompit Clamp, devriez-vous me dire d’où vous venez. (Tetragrammaton) ne m’a rien appris sur cet aspect de la situation. Il m’a seulement indiqué qu’une âme en perdition se dirigeait ici.

Sans beaucoup d’enthousiasme, Hamilton décrivit ce qui s’était passé.

— Ah, fit Clamp lorsqu’il eut terminé. (Embarrassé et sceptique, il se promena dans la pièce, les bras derrière le dos.) Non, dit-il, je ne puis y croire.

Cependant, ce peut être vrai. C’est possible. Vous prétendez, vous qui vous trouvez ici en ce moment, que jusqu’à mardi dernier vous viviez en un monde que Sa présence n’avait pas effleuré.

— Je n’ai pas dit cela. Mais que ce monde n’avait pas été touché par Une présence aussi totale, dévastatrice. Par cette espèce de divinité tribale. Cette furie et cet éclat. Mais peut-être était-Il là. Je l’ai toujours pensé. De façon subtile. Il était là, derrière les décors, ne les renversant pas chaque fois que quelqu’un allait contre sa volonté.

Le Prophète était visiblement ému par les déclarations de Hamilton.

— C’est une histoire sensationnelle… je n’avais jamais pensé que des mondes entiers puissent être encore infidèles.

Sur ces mots, Hamilton abandonna toute retenue.

— Ne comprenez-vous pas ce que je dis ? Cet univers de second ordre, ce Bab ou tout ce que…

— Le Second Bab, interrompit Clamp.

— Qu’est-ce qu’un Bab ? Et où se trouve le Premier Bab ? D’où est-ce que cette histoire insensée est sortie ?

Après un moment de surprise hautaine, Clamp dit :

— Le 9 juillet 1850, le Premier Bab fut exécuté à Tabriz. Vingt mille de ses disciples, les Babiistes, furent atrocement assassinés. Le premier Bab était un Vrai Prophète du Seigneur, il mourut avec noblesse, et fît pleurer jusqu’à ses bourreaux. En 1929, ses restes furent déposés au mont Carmel. (Clamp fît une pause théâtrale, les yeux chargés d’émotion.) En 1915, soixante-cinq ans après sa mort, le Bab réapparut sur Terre. À Chicago, à huit heures du matin, le 4 août, il fut reconnu par un groupe de témoins qui mangeaient dans un restaurant. Cela, en dépit du fait établi que ses restes, au mont Carmel, étaient demeurés intacts.

— Je vois, dit Hamilton.

Elevant les mains, Clamp dit :

— Quelle autre preuve pouvait être exigée ? Le monde avait-il jamais vu un aussi grand miracle ? Le Premier Bab n’était qu’un Prophète du Seul Vrai Dieu. (Sa voix trembla. Il acheva :) Et le Second Bab était… Lui.

— Pourquoi Cheyenne, dans le Wyoming ? demanda Hamilton.

— Le Second Bab termina Ses jours sur Terre en cet endroit précis. Le 21 mai 1939, Il monta au Paradis, porté par cinq anges, aux yeux de tous les fidèles. Ce fut un moment émouvant. Moi-même… (Clamp fut incapable de poursuivre.) Je reçus personnellement du Second Bab pendant Sa dernière heure sur la Terre, Son… (Il indiqua une niche dans le mur.) Dans ce reliquaire se trouvent la montre du Second Bab, Son Stylo, Son Portefeuille, et une fausse dent…, le reste monta avec Lui corporellement au Paradis. Je fus, durant Sa vie terrestre, Son secrétaire. Je copiais maints passages du Bayan avec cette machine à écrire que vous voyez ici.

Il toucha du doigt une vitrine dans laquelle se trouvait une vieille Underwood de bureau, usée et démodée.

— Et maintenant, poursuivit le prophète Clamp, voyons un peu ce monde dont vous parlez. De toute évidence, vous avez été envoyé ici pour me faire connaître ce fait extraordinaire. Un monde entier, des milliards de gens vivant dans l’ignorance du Seul Vrai Dieu.

Une lueur fervente apparut dans ses yeux ; la lueur s’épanouit lorsque les lèvres du Prophète prononcèrent le mot :

— Croisade.

— Mais, commença Hamilton. Clamp l’interrompit brusquement.

— Une Croisade, dit-il d’une voix excitée. Nous préviendrons le colonel T.E. Edwards de la California Maintenance… Conversion instantanée par fusées à longue distance. Nous bombarderons d’abord ce pays de tracts à caractère religieux. Puis, lorsque nous aurons projeté quelque lumière dans cette jungle, nous enverrons des commandos d’instructeurs. Et enfin, une attaque générale de missionnaires ambulants qui présenteront la Vraie Foi au travers des moyens d’information de masse : la télévision, les films, les enregistrements, les livres. J’estime que (Tetragrammaton) pourra de son côté produire un court métrage de quinze minutes environ. Et quelques microsillons pour le salut des incroyants.

Etait-ce pour cela, se demanda Hamilton, qu’il avait été déposé par la main de Dieu à Cheyenne, Wyoming ? Assiégé par la conviction du prophète Clamp, il commençait à faiblir. Peut-être était-il un signe envoyé par le ciel pour assurer l’Achèvement de la Soumission ! Peut-être ce monde-ci était-il le vrai, somme toute, couvé dans le sein de (Tetragrammaton).

— Puis-je jeter un coup d’œil sur le Sépulcre ? demanda-t-il. J’aimerais voir à quoi ressemble le pivot spirituel du Second Babiisme.

Préoccupé, Clamp lui lança un regard rapide.

— Pardon ? Certainement (Déjà, il pressait les touches de son interphone.) Je veux entrer en contact avec (Tetragrammaton) immédiatement.

Il se pencha vers Hamilton, leva la main et lui demanda :

— Pourquoi pensez-vous qu’il ne nous a jamais parlé de ce monde voilé de ténèbres ? (Sur son visage ordinairement calme et serein, satisfait, apparut une lueur d’inquiétude, d’incertitude.) J’aurais pensé… murmura-t-il ; (puis il hocha la tête et marmonna :) Les voies du Seigneur sont parfois singulières.

— Plutôt singulières, fit Hamilton.

Quittant le bureau, il s’en alla par les grands couloirs sonores de marbre.

Même à cette heure matinale, des fidèles se pressaient un peu partout, serrant des reliques entre leurs doigts et priant. Leur spectacle déprima Hamilton. Dans une grande salle, un groupe d’hommes et de femmes bien vêtus, d’un certain âge, chantaient des hymnes. Hamilton passa devant eux sans plus s’en soucier, puis il changea d’avis.

Une Présence émanait du groupe, légèrement lumineuse et, semblait-il, jalouse. Sans doute, se dit-il, vaudrait-il mieux se joindre à ce groupe.

S’arrêtant, il se joignit au groupe et se mit à chanter avec eux. Il ne connaissait pas les hymnes, mais il saisit rapidement le rythme général. Ces hymnes présentaient une remarquable simplicité. Les mêmes phrases et les mêmes notes se répétaient périodiquement. Les mêmes idées monotones réapparaissaient sans fin. L’appétit de (Tetragrammaton) était insatiable, conclut-il. Une personnalité puérile, nébuleuse, qui réclamait incessamment des éloges – dans les termes les plus éculés. Vite en colère (Tetragrammaton) était également prompt à sombrer dans l’euphorie, et son avidité singulière ne pouvait se rassasier de flatteries. Un équilibre. Une façon de s’octroyer les bonnes grâces de la Divinité. Mais quel mécanisme délicat. Le danger planant au-dessus de tous, en permanence, sous la forme de cette Présence irritable et toujours proche. Toujours à l’écoute.

Ses devoirs religieux accomplis, il s’en alla. Les bâtiments, aussi bien que les gens, semblaient imprégnés de la présence de (Tetragrammaton). Il pouvait Le sentir partout ; comme une brume lourde, oppressante, le Dieu Islamique semblait tout envelopper. Plein d’une vague angoisse, Hamilton examina une immense plaque illuminée qui portait une inscription. Grand Livre des Fidèles. Votre nom s’y trouve-t-il ? Il étudia la liste alphabétique et découvrit que son nom ne s’y trouvait pas. Celui de Mc Feyffe non plus, d’ailleurs, remarqua-t-il avec ironie. Pauvre Mc Feyffe. Mais il y parviendrait. Le nom de Marsha en était absent lui aussi. La liste était au total étonnamment brève. N’y avait-il qu’aussi peu d’élus dans toute l’humanité ?

Une colère sourde monta en lui. Au hasard, il chercha quelques-uns des grands noms qui avaient signifié quelque chose pour lui. Einstein, Albert Schweitzer, Gandhi, Lincoln, John Donne. Ils n’y étaient pas. Sa colère grandit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Etaient-ils condamnés à l’Enfer parce qu’ils n’avaient pas été des disciples du Second Bab de Cheyenne, Wyoming ? Bien entendu. Seuls les Croyants étaient sauvés. Tous les autres, par millions innombrables, étaient destinés aux brasiers définitifs de l’Enfer. Les noms gravés étaient ceux de provinciaux rustiques qui avaient contribué à la victoire de la Seule Vraie Foi. De petites personnalités, médiocres, inexistantes.

 

Un nom lui parut pourtant familier. Il le fixa pendant longtemps, se demandant avec trouble ce qu’il signifiait, puis comprenant enfin avec un intérêt grandissant pourquoi il était gravé ici et ce que sa présence voulait dire.

 

SILVESTER, ARTHUR

 

Le vétéran. Le sévère vieux soldat gisant dans l’hôpital de Belmont. Il était un des fidèles agréés de la Seule Vraie Foi.

Cela avait un sens. Cela en avait même tellement que pendant un instant, il ne put faire autre chose que contempler ce nom, ébahi.

Vaguement, en se servant de son intuition, il commençait à comprendre comment les éléments dont il disposait s’expliquaient les uns par les autres. Les rouages se mettaient en place. Il avait donc enfin trouvé la structure qu’il cherchait.

La première chose à faire était de regagner Belmont. Et de trouver Arthur Silvester.

 

À l’aéroport de Cheyenne, Hamilton glissa toute sa monnaie à l’employé et dit :

— Un aller pour San Francisco. Dans le compartimenta bagages, si nécessaire.

Mais il n’avait pas assez d’argent. Un télégramme à Marsha sauva la situation… et épuisa définitivement ses économies. Un message énigmatique, désespéré ; arriva avec l’argent. Il disait : « Peut-être devrais-tu ne pas revenir ? Il m’arrive quelque chose de terrible. »

Il n’en fut pas particulièrement surpris. Il avait une idée, en fait, de ce que cela pouvait être.

L’avion le déposa à l’aéroport de San Francisco, un peu avant midi. Il prit un autobus qui le conduisit à Belmont. La porte de la maison était close. La silhouette jaune de Ninny Numbcat se découpait à l’une des fenêtres, l’observant tandis qu’il cherchait la clé de la porte dans ses poches. Marsha n’était pas en vue, mais il savait qu’elle était là.

— Je suis de retour, annonça-t-il, en ouvrant la porte.

Du fond de la chambre à coucher obscure vint un faible gémissement.

— Mon chéri, je vais mourir. (Marsha faisait des gestes désespérés dans l’ombre.) Je ne puis sortir. Ne me regarde pas. Par pitié, ne me regarde pas.

Hamilton ôta son manteau et saisit le téléphone.

— Venez au plus vite, dit-il enfin, lorsqu’il eut réussi à joindre Bill Laws. Et rassemblez tous ceux de notre groupe que vous pourrez. Joan Reiss, cette femme et son fils, Mc Feyffe si vous pouvez mettre la main sur lui.

— Eddie Pritchett et son fils sont encore à l’hôpital, fit Laws, Dieu seul sait où sont les autres. Est-ce qu’il faut venir tout de suite ? (Il s’expliqua.) J’ai terriblement mal au crâne.

— Ce soir, alors.

— Plutôt demain, dit Laws. Dimanche est bien assez tôt. De quoi s’agit-il ?

— Je pense que j’ai compris toute cette plaisanterie.

— Juste au moment où je commençais à y prendre plaisir.

Ironiquement, Laws poursuivit :

— Et demain est le grand jour. Seigneu’, Seigneu’, on va s’en donner de la joie !

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— ‘ien du tout, dit Laws en prenant l’accent d’un vieux nègre, ‘ien du tout.

— Je vous verrai dimanche, alors. (Hamilton raccrocha et se tourna vers la chambre à coucher.) Sors de là, dit-il d’une voix sèche à sa femme.

— Je ne le ferai pas, dit-elle avec une détermination entêtée. Tu ne me verras pas. J’ai pris cette décision.

Dans l’entrée de la chambre à coucher, Hamilton fouilla ses poches à la recherche de cigarettes, il n’en trouva pas. Il les avait laissées à Silky. Il se demanda si elle se trouvait encore dans la voiture, en face de l’église non babiiste du père O’Farrel. Peut-être les avait-elle vus monter au Paradis. Mais c’était une fille passablement sophistiquée, et cela ne l’avait sans doute pas surprise outre mesure. Ainsi, aucun mal n’était résulté de leur aventure, à ceci près qu’il éprouverait quelques difficultés à récupérer sa voiture.

— Allons, chérie, dit-il à sa femme. J’ai faim. Et si ce que je pense…

— C’est terrible. (L’humiliation et le chagrin perçaient dans la voix de Marsha.) Je voulais me suicider. Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ? En punition de quoi ?

— Ce n’est pas un châtiment, dit-il doucement. Et cela s’en ira.

— Réellement ? (Un mince espoir venait de l’effleurer.) Tu es sûr ?

— Certainement si nous ne perdons pas la tête. Je vais m’asseoir dans le salon avec Ninny. Nous t’attendrons.

— Il m’a vue, déjà, dit Marsha d’une voix inquiète. Il s’est enfui.

— Les chats sont susceptibles.

Hamilton regagna le salon et s’assit sur le divan, attendant patiemment. Pendant un instant, rien ne bougea. Puis de la chambre à coucher obscure, vinrent enfin de lourds bruits de pas. Une forme, maladroite, hésitante, avançait. Hamilton fut envahi par la pitié. La pauvre créature… ne comprenant même pas ce qui lui arrivait.

Sur le seuil, une silhouette apparut. Enorme, pataude. Bien qu’il fût prévenu, il eut un mouvement de surprise. La ressemblance avec Marsha était à peine sensible. Cette monstruosité grotesque était-elle bien sa femme ?

Des larmes coulaient sur les joues bouffies.

— Que dois-je faire ? murmura-t-elle.

Il se leva et se dirigea vivement vers elle.

— Cela ne durera pas. Et tu n’es pas la seule. Laws traîne les pieds. Et il parle avec un accent.

— Je me fiche de Laws. C’est de moi qu’il s’agit.

La transformation avait porté sur toutes les parties de son corps. Ce qui avait été autrefois une chevelure brune et souple pendait maintenant lamentablement, en touffes rêches, sales et raides, sur son cou et sur ses épaules, un fouillis malpropre de mèches emmêlées. Sa peau était grise et terne, couverte d’acné. Son corps était informe, grotesque. Ses mains immenses, ses ongles rongés et noirs. Ses jambes étaient deux colonnes blanches et poilues, supportées par de massifs pieds plats. En lieu et place de sa jupe élégante habituelle, elle portait un tricot de laine grossière, une robe de tweed tachée, des chaussures de tennis et des socquettes en accordéon. Hamilton tourna autour d’elle :

— C’est bien ce que je pensais.

— Est-ce ce Dieu ?

— Cela n’a rien à voir avec Dieu. Mais avec un vieux soldat nommé Arthur Silvester. Un vétéran à la gomme qui croit à sa petite religion et à ses idées stéréotypées. Pour lui, les gens comme toi sont de dangereux radicaux. Et il a une idée tout à fait claire de ce que peut être un radical, une jeune femme radicale.

Les traits grossiers de Marsha s’animèrent péniblement.

— Je ressemble à … à une caricature.

— Tu ressembles à l’image que se fait Silvester d’une jeune femme radicale. Et il pense que tous les Noirs traînent les pieds. Ça va être plutôt dur pour nous tous si nous ne parvenons pas à nous échapper rapidement du monde de Silvester. Ça va être notre fin.